X

 

L’été 1920 fut froid, du moins à Washington. La population en accusa les volcans russes, ligne flamboyante de désordres géologiques qui marquait la frontière est du miracle et faisait sporadiquement éruption depuis 1912, à en croire les réfugiés ayant fui Vladivostok avant les troubles japonais. On pouvait bien accuser les volcans, songeait Elias Vale, les taches solaires, Dieu, les dieux – c’était du pareil au même. Quant à lui, il était simplement heureux de quitter la pluie sinistre, fût-ce pour le grand hall plus sinistre encore du National Museum, en cours de rénovation – le travail avait été repoussé en 1915 puis durant les quatre ans suivants, mais Eugene Randall avait fini par arracher l’argent nécessaire au Trésor public.

En tant qu’administrateur, il prenait son travail très au sérieux, ce qui en faisait le pire des casse-pieds. Sa solitude aggravait encore le problème. Il avait insisté pour entraîner Vale au musée, ainsi qu’une mère insiste pour montrer ses enfants : le visiteur se doit de témoigner de l’admiration, faute de quoi son hôte se sent insulté.

Je ne vous veux aucun bien, pensait Vale. Ne vous humiliez pas devant moi.

« La majeure partie des travaux a été reportée trop longtemps, expliquait Randall, mais nous avançons enfin. Le problème, ce n’est pas ce qui nous manque mais ce que nous avons – ne serait-ce que par le simple volume. C’est un peu comme si nous faisions nos bagages avec une valise trop petite. Les squelettes de baleines dans le hall sud, premier étage, aile ouest, ce qui implique les invertébrés marins dans le hall nord, ce qui implique l’agrandissement des locaux réservés aux peintures, la rénovation du grand hall… »

Vale fixait d’un œil vide les échafaudages, les bâches étendues sur le sol de marbre. On était dimanche. Les ouvriers avaient disparu. Le musée était aussi obscur qu’un magasin de pompes funèbres, où eût été exposé le cadavre de l’Homme – sa Vie, son Œuvre. La pluie voilait les carreaux sertis de plomb.

« Non que nous soyons riches. » Randall fit grimper une volée de marches à son compagnon. « À une époque, nous avions presque assez d’argent – c’était le bon vieux temps –, des legs comme s’il en pleuvait, en y repensant maintenant. Le fonds permanent n’est plus que l’ombre de lui-même. Il n’y reste que quelques donations résiduelles, des bons du chemin de fer qui ne servent à rien, des intérêts au compte-gouttes. Nous ne pouvons compter que sur les deniers du Congrès, lequel se montre bien avare depuis le miracle, quoiqu’il paie les réparations, les étagères en acier de la bibliothèque…

— L’expédition Finch, ajouta Vale, sur une impulsion que lui envoyait peut-être son dieu.

— Oui, et la situation étant ce qu’elle est, je prie que mes collègues soient sains et saufs. Six membres de notre conseil d’administration appartiennent également au Congrès, mais en ce qui concerne les affaires d’État, je doute que nous puissions rivaliser avec les questions anglaise ou japonaise. Quoique je médise peut-être de Mr. Cabot Lodge. »

Depuis des semaines, le dieu de Vale le laissait plus ou moins livré à lui-même, ce que son réceptacle appréciait fort : il appréciait de se consacrer à de simples soucis humains, à ses « petites faiblesses », comme il appelait en son for intérieur son penchant pour l’alcool et les prostituées. À présent, il lui semblait que l’attention divine s’éveillait. Il sentait le dieu dans son ventre. Mais pourquoi ici ? Dans ce bâtiment ? Près d’Eugene Randall ?

Autant demander : Pourquoi un dieu ? Pourquoi moi ? Tels étaient les véritables mystères.

Ils poursuivirent leur chemin dans le labyrinthe pour gagner le bureau marqueté de chêne du conservateur, où ce dernier devait prendre des papiers – petite halte entre le dernier salon d’après-midi de Mrs. Sanders-Moss et la séance du soir, strictement privée, comme un rendez-vous avec un avorteur.

« Je sais que nos relations avec les Anglais sont tendues, à cause de l’armement des partisans. J’espère de tout mon cœur qu’il n’arrivera rien à Finch, si déplaisant qu’il soit. Voyez-vous, Elias, certaines factions religieuses voudraient tenir l’Amérique totalement à l’écart de la nouvelle Europe, et elles n’hésitent pas à écrire au comité d’attribution des fonds… Ah, nous y sommes. » Randall tira de son bureau une enveloppe de papier bulle. « Voilà, je n’ai besoin de rien d’autre. Je suppose que maintenant, c’est à l’infini de jouer… Non, je ne devrais pas rire de ça. » Timidement : « Je n’ai aucune intention de vous insulter, Elias, mais je me sens idiot.

— Je vous assure que vous ne l’êtes pas, professeur Randall.

— Excusez-moi, mais je n’en suis pas convaincu. Pas encore. Je… » Il s’interrompit. « Vous êtes tout pâle. Vous vous sentez bien ?

— Il me faut…

— Quoi ?

— Un peu d’air.

— Eh bien, je… Elias ? »

Vale s’enfuit en courant.

 

Il s’enfuit parce que son dieu se levait en lui et que les choses allaient mal se passer, c’était évident, il s’agissait d’une véritable Visitation, il le sentait, une manifestation qui déjà lui bloquait la gorge et lui acidifiait l’estomac.

Malgré son envie de refaire le chemin parcouru en sens inverse pour regagner la rue – Randall l’appelait en vain, dans son dos –, le fugitif tourna au mauvais endroit et se retrouva dans une galerie obscure où, pendus au plafond par des cordes, oscillaient les os de quelque grand poisson étranger, quelque monstre des profondeurs darwinien.

Reprends-toi. Vale se contraignit à s’arrêter. Randall ne tolérerait pas que son visiteur s’abandonnât à de grands gestes dramatiques.

Pourtant, il souhaitait désespérément rester seul, un instant au moins. La désorientation finirait par disparaître, le dieu prendrait les commandes tandis que lui, Vale, deviendrait un observateur passif, semi-conscient, enfermé dans la coquille de son propre corps. L’horreur de la chose diminuerait jusqu’à se laisser oublier. Mais pour l’heure, elle était trop proche, trop violente. Le spirite était encore lui-même, vulnérable et terrifié, bien qu’il fût comme enveloppé d’une autre présence extraordinairement dangereuse.

Il se laissa glisser au sol, priant que vînt l’inconscience ; mais son dieu était lent, patient.

L’inévitable question s’agita dans son esprit torturé : Pourquoi moi ? Pourquoi ai-je été choisi pour cette tâche, quelle qu’elle soit ? Et, à sa grande surprise, son hôte lui accorda une réponse, en certitudes informulées auxquelles Vale accola des mots inappropriés.

Parce que tu es mort, déclara le dieu fantôme.

Ce qui n’avait rien de rassurant.

Ce n’est pas vrai, protesta le spirite.

Tu t’es noyé dans l’Atlantique en 1917, quand un transport de troupes américain a été coulé par une torpille allemande.

Le dieu avait la voix du grand-père de Vale, marquée du même rythme pesant que lorsque le vieil homme se mettait à rabâcher sur Bull Run[5]. Une voix tissée de souvenirs – ceux d’Elias Vale. Mais les mots ne collaient pas. Cela n’avait aucun sens. C’était de la folie.

Tu es mort le jour où je t’ai pris.

Dans une briqueterie déserte, en ruine, près de l’Ohio. Comment pouvait-il y avoir deux vérités ? Une usine près d’une rivière, une fin violente dans l’océan ?

« Je suis mort ? » murmura Vale.

Silence terrible, excepté les pas timides de Randall dans le noir, à l’extrémité de la galerie drapée d’ossements.

« Alors… c’est comme ça, quand on est mort ? » chuchota encore Vale.

Il ne reçut en retour nulle réponse, juste une vision : le musée en flammes, puis ruine noircie, des dieux verts puants foulant en insectes conquérants briques renversées et cendres refroidies.

 

« Mr. Vale ? Elias ? »

L’interpellé leva les yeux vers Randall, à qui il parvint à adresser un rictus qui se voulait sourire.

« Je suis désolé. Je…

— Vous vous sentez mal ?

— Oui, un peu.

— Peut-être vaudrait-il mieux annuler la… euh, réunion de ce soir.

— Non, inutile. » Il s’aperçut qu’il se remettait sur ses pieds. Fit face au conservateur. « Ce sont les risques du métier. J’avais juste besoin d’un peu d’air, mais je n’ai pas réussi à ressortir.

— Vous auriez dû le dire. Venez, suivez-moi. »

Ils retrouvèrent le froid du crépuscule. La rue déserte et pluvieuse. Le Néant, songea Vale. Très loin, tout au fond de lui, il avait envie de hurler.

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